Interview with Rainer Wiens
Peux-tu d’abord nous parler de ta formation et de ton parcours de musicien ?
Mon éducation formelle est plutôt limitée ; un an et demi dans le programme jazz du Humber College de Toronto qui ne fut pas une époque particulièrement heureuse. La musique qui m’intéressait principalement, celle issue des révolutions free jazz à New York et Chicago, n’était pas tellement respectée au Collège. J’ai tout de même pu y rencontrer des musiciens et former un groupe, Silk Stockings, pour jouer mes compositions (Jane Bunnet, Lisle Ellis, Franck Lozano). J’ai aussi étudié les guitares classique et jazz avec Sal Salvador et la théorie jazz avec Barry Harris. Écrire et jouer avec Silk Stockings, écouter des disques et me laisser influencer par d’autres musiciens – particulièrement Lisle Ellis et Malcolm Goldstein – étaient alors pour moi des plus formateurs.
À cette époque, je me mets aussi à jouer du folk et du blues. En revenant d’un séjour de deux ans en Europe, j’ai entendu Coltrane jouer My Favorite Things. Cela m’a jeté par terre. J’ai arrêté de jouer un moment, puis me suis mis à l’étude de la guitare jazz.
Les deux seuls guitaristes jazz qui me touchaient étaient Sonny Greenwich et Charlie Christian. Le premier concert jazz que j’ai vu, c’était Ornette avec Ed Blackwell, Dewey Redman et David Izenzon. C’était une expérience très puissante. Charles Mingus était aussi une influence à cause de son travail sur les formes, de sa puissance viscérale, son sens du blues et sa sophistication. Je l’ai vu jouer à plusieurs reprises.
J’ai eu un trio avec Lisle Ellis et Richard Bannard qui a été important pour mon développement. J’ai besoin de sentir de la folie chez les gens avec qui je travaille. Avec Rich et Lisle, nous pouvions louer une maison pour une semaine, amener du poulet et du brandy et jouer toute la journée, jusqu’à ce que les doigts de Lisle ressemblent à des hamburgers. Ces sessions en trio comptent parmi les expériences les plus enrichissantes de ma vie musicale. Pas d’engagement, pas d’argent, pas de futur.
Après mon déménagement à Montréal, au début des années 90, j’ai commencé à travailler avec le fantastique violoniste Malcolm Goldstein, en duo ou en trio avec le batteur-peintre John Heward. Par sa maîtrise, son ouverture et son dévouement, Malcolm m’a beaucoup appris. Cela m’a permis de travailler avec le milieu de la Musique Actuelle. Par exemple, il était très plaisant de participer à L’ODD (L’orchestre de danse) avec Jean Derome, René Lussier et Pierre Tanguay. Après un concert avec Malcolm à L’Usine C, j’ai rencontré Ganesh Anandan et nous avons commencé à répéter dans son loft. Nous n’avions toujours pas d’engagement, mais nous avons joué plusieurs heures. Je crois que les trois personnes avec qui je peux faire un concert totalement improvisé qui soit satisfaisant pour le public et les musiciens sont Ganesh, Malcolm et Lisle.
Comment en es-tu venu à t’intéresser à la guitare préparée ?
J’ai commencé à travailler la guitare préparée au contact de l’Hungarian Painters Theatre de Toronto. On m’a demandé de faire la musique pour un spectacle qui devait avoir lieu deux jours plus tard. Ils ont rejeté tout ce que je leur jouais sous prétexte que cela sonnait comme du free jazz ou de la musique contemporaine alors qu’ils voulaient quelque chose qui n’avait aucune référence stylistique. Ils m’ont dit de ne pas me décourager et qu’ils étaient sûrs que je trouverai quelque chose pour le concert du lendemain. Exaspéré, je me suis mis à jouer avec des objets et j’ai trouvé quelques préparations qui semblaient produire des sons qui ne suggéraient aucun type de musique. C’était le début.
J’ai pu développer davantage ces techniques quand j’ai fondé, avec Jan Komarek, le Sound Image Theatre. Comme l’argent était toujours un problème, je cherchais, avec différentes préparations, à obtenir des effets orchestraux avec une seule guitare électrique. Étant plutôt sceptique face à la technologie, je préférais travailler avec des morceaux de bois, de métal et de plastique pour voir comment ils pouvaient changer les timbres et les harmoniques de la guitare. Cette façon de faire me convenait beaucoup mieux que les pédales et les effets.
La guitare préparée m’a ouvert tout un univers de possibilités. Je n’avais pas à maîtriser les solos d’autres musiciens, pas de grammaire pré-établie à mémoriser, je pouvais créer à partir de rien. Cette liberté était exaltante. Je me souviens avoir travaillé exclusivement sur les changements rythmiques pendant trois mois. Avec la guitare préparée j’avais l’impression de créer un univers personnel, plus adapté à une approche introspective.
On m’a aussi commandé l’écriture d’un opéra ; l’instrumentation était constituée de cinq guitares préparées et trois voix. J’ai passé cinq ans à y travailler de manière intermittente et j’y ai beaucoup appris. J’ai environ trente heures d’expérimentations enregistrées sur cassettes et de combinaisons de préparations que je n’ai pas eu le courage d’écouter. Quand on compose pour la guitare préparée, la difficulté est qu’il n’existe pas deux guitares, avec une préparation identique, qui donneront le même son. Je l’ai découvert à ma première répétition avec les quatre autres guitaristes. Leurs sons n’avait rien à voir avec ce que produisait ma guitare. J’ai passé plusieurs nuits blanches à réécrire la musique en essayant de m’ajuster à cette situation. J’ai essayé de laisser de la place pour des improvisations structurées, même dans l’opéra. Un des plus grands défis pour un compositeur est de créer quelque chose qui va libérer l’imagination du musicien lors des sections improvisées sans compromettre l’identité de la composition. Dans quelques-unes de mes compositions j’ai créé des pièces qui se sont avérées complètement inutiles parce qu’il n’y avait nulle part où aller dans l’improvisation.
Et ton utilisation du kalimba, y vois-tu un lien avec la guitare préparée ? Comment ces deux instruments influencent tes méthodes de composition ?
Le kalimba n’est pas un instrument que je lie à la guitare préparée. J’ai commencé à en jouer parce que j’avais des centaines de pages de rythmes et leurs transpositions, permutations, images-miroir. Le kalimba semblait être l’instrument idéal pour tester ces rythmes, qui feront éventuellement leur chemin dans l’écriture de Follow Follow, mon groupe de groove africain.
Les différentes préparations affectent la composition dans la mesure où les caractéristiques du son suggèrent déjà quelque chose des formes qu’elle prendra. Chaque préparation comporte aussi certains sons ou notes qui ne seront pas disponibles sur l’instrument, chaque composition est alors une négociation entre mon désir et ce que permettra la guitare préparée.
Pour Bonunca Dream Music les six premières pièces étaient basées sur des rythmes langagiers. J’avais décidé que la première phrase que m’adresserait Robert Langlois, le technicien, constituerait le fondement de la première pièce. Les cinq autres pièces de Rêves du Mékong se sont ensuite jouées toutes seules.
Quels sont tes projets à court et long terme ?
Je suis obsédé par le rythme pour l’écriture de Follow Follow, avec Jean Derome, Frank Lozano, Tommy Babin, Cordell Hennebury et Thom Gossage. Le disque devrait paraître en juin sur Ombu. Je prévois d’enregistrer à l’automne deux disques en duo avec Malcolm Goldstein et Ganesh Anandan. Avec Ganesh, j’utiliserai des kalimbas et lui ses métalophones shruti, qui peuvent faire vingt-deux notes à l’octave. Je ferai aussi paraître en septembre un disque de solos et de duos au kalimba.
À long terme, j’aimerais écrire un nouvel opéra et, avec le Sound Image Theatre, faire un cabaret. Je voudrais que cela se passe au bordel, dans un autre univers.
Propos recueillis et traduits par
Éric Normand et Patrick-Guy Desjardins